BLACK METAL
J'ai le plaisir de vous présenter "Black Metal", nouvelle "halloweenesque" écrite par un auteur que je suis enchantée de vous inviter à suivre également en interview : Philippe Kharlamoff !
Sandrine Colas
Cette nouvelle est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé ou existant actuellement serait purement fortuite.
Texte intégral 2016
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BLACK METAL
Quand tu regardes l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi. Friedrich Nietzsche.
I
Les deux mains sur le volant, le visage crispé, Freddy commence à se sentir gagné par la fatigue. Il lutte de toutes ses forces pour maintenir ses yeux ouverts et ne pas sombrer dans le sommeil. À sa droite, son collègue Guy, lui, ne s’en soucie guère : les bras croisés, dans son costume noir, il ronfle, ses chaussures boueuses allègrement posées sur le tableau de bord, son siège reculé au maximum.
Freddy se demande par quel moyen il va réussir à rester éveillé. Ces « micro sommeils » sont traitres, il le sait. Peut-être a-t-il déjà fermé les paupières pendant quelques secondes sans s’en apercevoir ? Soit, vu la vitesse à laquelle il conduit, sur plus d’une dangereuse centaine de mètres...
Il songe donc à réveiller Guy. Parce que, d’une, il est intolérable qu’il se tape tout le trajet pendant que cette grosse feignasse continue à dormir paisiblement ; et de deux, parce que le meilleur moyen d’éviter un accident est d’intervertir les rôles.
Tout d’abord, Freddy met la ventilation sur la position la plus froide et la dirige vers son propre visage. Puis, il tend le bras pour essayer d’atteindre celle située en face de Guy... avant de se rendre compte que celui-ci est trop court. Alors, en émettant un petit ricanement à l’idée de la réaction de Guy, il laisse ses doigts appuyés sur les deux boutons de son accoudoir, jusqu’à ce que les deux fenêtres avant soient complètement baissées.
Mais à sa grande surprise, Guy continue de dormir. Depuis peu c’est l’été, et dehors il ne fait plus si froid ; frais, tout au plus.
Freddy roule un moment les fenêtres baissées, inspirant profondément l’air de la nuit qui s’engouffre dans l’habitacle du corbillard. Puis, son regard se reporte sur Guy, et il s’agace de nouveau. Alors, une idée lui vient : mettre le CD que cette femme à l’allure de sorcière leur a donné juste avant qu’ils repartent avec le cadavre qu’ils transportent actuellement. Surgissant de nulle part, la vielle a juste prononcé ces paroles : « Écoutez sa musique ! » Puis, elle a disparu aussi mystérieusement qu’elle est apparue, en se fondant dans les ténèbres.
Il sort donc le CD de son boîtier et l’introduit dans le lecteur. Le groupe s’appelle Dragon, et l’album Necronomicon Ex Mortis. Avec une moue de dégoût, il considère rapidement la pochette montrant le visage haineux du chanteur en train de dévorer ce qui semble être un cœur. Celui-ci a sur le front la même brûlure en forme de croix à l’envers que lorsqu’ils sont allés le chercher moins d’une heure auparavant, dans cette grande maison cernée par les arbres. Il se dit qu’il faut vraiment être dérangé pour se faire une chose pareille. Freddy imagine un bref instant comment, dans on ne sait quel rituel satanique de pacotille, quelqu’un a dû rapprocher la croix incandescente de son visage jusqu’à en brûler la chair, pendant que d’autres, probablement aussi alcoolisés que lui, ont dû le tenir pour l’empêcher de se débattre...
Freddy connaît ce genre de musique. Dans sa jeunesse, il avait eu un pote « hardos ». Un chevelu toujours vêtu d’un perfecto, jeans moule-couilles et t-shirts morbides à l’effigie de ses groupes préférés, tels que Cannibal Corpse et Napalm Death. Il lui avait prêté quelques albums, sans que Freddy n’ait jamais réussi à accrocher.
Contrairement à ses attentes, cet album de black metal (Freddy en devine le style) ne commence pas par un déluge de guitares saturées et de batteries frénétiques propices à réveiller Guy, mais par une longue introduction aux intonations macabres, interprétée par une voix féminine très limpide. Le faible niveau d’enregistrement l’oblige à monter encore un peu plus le son, déjà très fort.
De son côté, Guy dort toujours, à la différence que ses ronflements se sont transformés en petits grognements.
En raison de l’ambiance malsaine qui règne dans le corbillard – et les grognements n’arrangent rien à l’affaire –, Freddy commence à se sentir mal à l’aise. Il faut avouer que c’est bien la première fois qu’ils récupèrent un corps dans un tel état : en position d’étoile, les pieds et mains cloués sur un pentagramme ; avec un poignard planté en plein cœur.
Pourtant depuis qu’il fait ce métier, et cela fait maintenant trois ans, Freddy n’a jamais vraiment été effrayé ; sauf peut-être d’attraper un staphylocoque doré en touchant un macchabée les mains nues, comme l’a fait un de leurs collègues qui a depuis le visage couvert de petites pustules vertes. Mais, avoir peur d’un mort est pour lui inconcevable. Pour la bonne et simple raison que Freddy ne croit pas en Dieu, et ni au Diable d’ailleurs. En effet, il est persuadé qu’une fois passé de vie à trépas, il n’y a rien. Et ce ne sont pas les cérémonies religieuses auxquelles il a pu assister en portant des cercueils qui l’ont fait changer d’avis. Car, à l’église, Freddy n’a retenu qu’une seule phrase des prêtres qu’il lui est parfois arrivé d’écouter : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. » Selon lui, l’une des vérités la plus nihiliste qui soit.
Après l’introduction, le CD enchaine subitement sur un tonitruant morceau de black metal. Le niveau sonore est tellement élevé qu’il réveille Guy en sursaut. Freddy, lui, fait un dangereux écart de route. Il cherche alors à éteindre le lecteur CD, mais, dans la panique, n’y parvient pas. Il ne trouve que le bouton du volume, qu’il baisse.
Sous le coup de la frayeur, Guy le traite de tous les noms. Puis, une fois calmé, il essaye de se rendormir, quand Freddy s’énerve à son tour. Après dix minutes de palabres, Guy accepte enfin de prendre le volant.
Une fois installé, Freddy sombre rapidement. Il est presque deux heures du matin et il tombe de fatigue ; tout ça à cause des permanences de nuit que lui impose – trop souvent à son goût – la société de pompes funèbres pour laquelle il travaille.
Mais parce que Guy en a décidé autrement, le sommeil de Freddy est d’assez courte durée.
Guy le réveille une première fois, lorsqu’il s’amuse à conduire en zigzags, pour faire se cogner le cadavre emballé dans sa housse mortuaire contre les parois du corbillard ; jusqu’à ce qu’il ne soit lassé par son jeu passablement malsain. Puis, il le réveille définitivement, quand il s’aperçoit que le CD de black metal tourne toujours, et augmente d’un coup le volume.
Alors, Freddy se résigne à l’idée de ne pouvoir dormir qu’une fois rentré dans les locaux de pompes funèbres, confortablement installé dans le luxueux canapé jouxtant la chambre funéraire... seulement, bien sûr, après s’être débarrassé du corps à l’institut médico-légal (l’IML).
Le CD est maintenant terminé... mais enchaîne, après quelques secondes de silence, sur un étrange morceau : une longue incantation déclamée en latin par une voix ressemblant curieusement à celle de la mystérieuse vieille femme.
Il leur semble alors entendre la même sombre litanie en provenance du sac en plastique enveloppant le cadavre du chanteur.
C’est impossible et insensé. Pourtant, Guy et Freddy osent à peine se regarder tant ils sont tétanisés.
Pour vérifier ce qui se passe derrière lui, Freddy réussit tout de même à lever un bras jusqu’au miroir de son pare-soleil pour l’orienter vers le sac d’où provient la voix.
De son côté, Guy éteint l’autoradio avant la fin du morceau, comme pour stopper l’origine du problème.
L’effet est immédiat. Un silence pesant règne à présent dans le corbillard.
De son siège passager, Freddy ne décèle rien d’anormal.
Aussi, Guy émet l’idée que, finalement, le chanteur n’est peut-être pas mort et qu’il faut éventuellement s’en assurer de plus près. Tous deux ont entendu parler de ces histoires de personnes, qui, même si déclarées mortes, se sont réveillées. Évidemment, aucune de ces histoires n’a jamais fait état de personne ayant reçu un coup de poignard dans le cœur. Mais, qui sait ? Le médecin légiste qui a constaté le décès et la police se sont peut-être trompés... Alors, Guy décrète que, comme c’est lui qui conduit, c’est Freddy qui doit s’y coller.
Freddy n’est pas dupe de ses manœuvres. Il connaît suffisamment Guy pour savoir qu’il a l’habitude de mentir lorsqu’il s’agit d’esquiver ce qu’il ne veut pas faire : passer un coup de Kärcher sur le corbillard, réconforter des familles, venir au travail, etc. Guy a de soudaines migraines et ses grands-parents sont morts au moins trois fois. Cela marche peut-être avec le patron mais pas avec lui. Même s’il est d’abord très réticent, Freddy se décide à aller vérifier. Uniquement dans le but de lui montrer qu’il est moins froussard que lui. Et pour mieux le chambrer ensuite avec ça, une fois rentrés.
Freddy retire alors sa ceinture de sécurité. Ce qui fait retentir un petit signal sonore. Puis, alors que Guy conduit toujours, il enjambe avec précaution la boîte de vitesse. Immédiatement, l’alarme s’interrompt.
Il est maintenant à l’arrière du corbillard, plié en deux, une main crispée sur la mousse du repose-tête de son siège pour se tenir en équilibre.
Après une profonde respiration, Freddy le lâche et s’approche lentement de la housse mortuaire, restée de travers suite aux idioties de Guy.
Freddy ne croit ni aux fantômes ni aux zombies. Si c’était le cas, il aurait déjà pris la fuite. Aussi s’efforce-t-il, malgré l’incompréhensible appréhension qui le tenaille, de trouver une explication rationnelle à toute cette mascarade. Les voix du chanteur et de la vieille ont probablement été enregistrées sur la même piste du CD. Lui et Guy sont victimes d’hallucinations. Ils se sont inventé cette histoire ridicule, car le grotesque rituel satanique entourant ce meurtre les a inconsciemment impressionnés.
Ce raisonnement semble tenir la route, bien plus que celui de Guy, qui pense que le mort qu’ils transportent ne l’est pas tout à fait... En y songeant, Freddy ne peut retenir un petit rire. Mais puisqu’il est parti pour vérifier...
Il demande à Guy – après lui en avoir donné avec insistance la raison – de remettre la dernière piste de l’album et d’avancer jusqu’à l’incantation cachée.
Ce que Guy fait à contrecœur, d’une main tremblante, tandis... qu’il donne un coup de volant, afin d’éviter, de justesse, un corbeau se tenant immobile sur la route. En temps normal, il l’aurait délibérément écrasé, et sans la moindre hésitation.
Freddy, qui commence à ouvrir la housse, tombe d’un coup sur le cadavre, et découvre que de celui-ci s’échappe de nouveau la litanie !
Alors, en une impulsion, il fait un prodigieux bond en arrière au bout duquel sa tête heurte l’habitacle du corbillard. Puis, sans réfléchir, il se précipite à l’avant du véhicule, en sautant par-dessus la boîte de vitesse, pour réintégrer la place qu’il regrette amèrement d’avoir quittée.
D’un geste fébrile, Guy éteint de nouveau le CD. Ce qui a pour effet d’interrompre la voix, comme il s’y attendait, ou presque.
L’alarme de la ceinture se remet à retentir, mais Freddy ne fait rien pour la stopper. Il ne fait que palper machinalement la bosse qu’il a maintenant sur le crâne. Il fixe le rétroviseur, à l’affût du moindre mouvement du cadavre, de la moindre respiration. Rien que de penser qu’il pourrait bouger le tétanise.
Il va sans dire que, pour Freddy, il n’est plus question de chambrer qui que ce soit.
Guy, lui, n’a plus qu’un objectif : se débarrasser au plus vite de ce cadavre de malheur en le larguant à l’IML. Alors, il appuie à fond sur l’accélérateur.
Sans plus prêter attention au paysage indistinct qui défile, Freddy et Guy sentent alors qu’ils s’enfoncent inexorablement dans les profondeurs de la nuit, avec l’alarme se propageant comme un écho dans les ténèbres.
II
Freddy et Guy arrivent dans la zone d’activité qui, à cette heure, est déserte. Guy traverse l’entrée de la cour de l’IML dans un crissement de pneus répandant dans leur sillage une odeur de caoutchouc brûlé. À l’intérieur, il effectue une rapide marche arrière jusqu’à la grande porte de fer latérale devant laquelle il freine brutalement, faisant se heurter en un bruit sourd le cadavre contre la porte à double battant de leur véhicule. Guy s’est arrêté là, de façon que Stéphane puisse prendre en charge le cadavre à l’aide de son chariot.
Stéphane est un manutentionnaire que Freddy et Guy ont toujours vu travailler ici. Exclusivement la nuit. D’allure inquiétante, il est le portrait craché de Stephen King, mais en plus gros ; une drôle de coïncidence si l’on considère la similitude de leurs prénoms et leur goût commun pour le macabre. Il a d’ailleurs lu tous ses livres – plusieurs fois pour certains. Son travail lui en laisse tout le loisir, car, la nuit, il fait plus souvent office de gardien que de manutentionnaire.
Freddy sort en premier du véhicule et se rue sur la sonnette, sur laquelle il ne cesse d’appuyer. Pendant ce temps, Guy klaxonne comme un enragé. Ils veulent être sûrs d’être entendus. Il faut que Stéphane vienne leur ouvrir, et au plus vite.
Après un moment qui leur paraît infini, une lumière s’allume, et Stéphane, batte de base-ball à la main, entrouvre la lourde porte grinçante, juste assez pour apparaître dans l’entrebâillement.
Instantanément, Guy sort du corbillard pour rejoindre Freddy. Puis, tous deux tentent d’expliquer la situation à Stéphane. Mais il n’a pour seule réaction qu’un rire. Ce qui ne l’empêche pas de commencer à mettre le cadavre sur le chariot qu’il vient de troquer contre sa batte.
Comme le veut la procédure, Stéphane n’a plus qu’à apposer sa signature sur les documents que lui tend nerveusement Freddy. Mais au lieu de signer, il leur tourne le dos et part.
Sans même refermer le coffre du corbillard, ils décident alors de le suivre....
Ils pénètrent sous le porche, puis bifurquent dans un couloir débouchant sur la grande pièce. Des luminaires suspendus par des bras articulés éclairent les tables d’autopsies disposées ici et là. Le reste est plongé dans la pénombre, où seule la lune réussit à filtrer à travers les carreaux poussiéreux. Ses rayons obliques laissent voir quelques portes des compartiments réfrigérés où sont entreposés les cadavres.
Stéphane arrête son chariot au milieu de la pièce, devant la table d’autopsie la plus élevée. Et de façon solennelle, il soulève le corps pour le déposer dessus. D’un geste assuré, il ouvre la fermeture Éclair et, en deux temps trois mouvements, enlève la housse. Tous peuvent voir le corps du chanteur, avec son visage figé dans une expression de douleur.
Freddy se demande un instant si Stéphane ne compte pas faire l’autopsie lui-même. Car il s’est déjà vanté d’avoir eu ce privilège – en omettant bien sûr de préciser qu’il a toujours agi sous la surveillance d’un médecin légiste.
Mais ce n’est nullement son intention. Stéphane a une autre idée : celle de signer leurs papiers à la condition qu’ils consentent à participer avec lui à une séance de spiritisme. Pour faire parler le cadavre allongé sur cette table faisant office d’autel.
Il affiche une telle détermination que Freddy et Guy ne tentent même pas de l’en dissuader. Aussi, n’ayant pas d’autres choix, ils acceptent. Sentant au fond d’eux-mêmes qu’ils prennent la mauvaise décision, un peu comme s’ils étaient contraints d’assister au spectacle de leur propre déchéance.
Sans perdre de temps, Stéphane dispose le chariot devant eux, puis s’absente quelques instants dans une pièce voisine. Il en revient avec trois verres et une bouteille de whisky entamée, qu’il pose sur l’inox du chariot. Après quoi, il sort un stylo d’une des poches de sa blouse, ainsi qu’un petit carnet dans lequel il inscrit chaque lettre de l’alphabet par feuillet. Arrivé à la vingt-sixième, il les détache tous et les dispose méticuleusement en cercle autour de la bouteille. Enfin, il en écrit deux de plus indiquant les mentions « oui » et « non », qu’il met au milieu.
Puis, il remplit les verres et porte un toast « à la mort ».
Les deux autres l’accompagnent en vidant leurs verres d’une traite. Puis, ils s’apprêtent à les reposer sur le chariot, mais Stéphane le leur interdit, en leur expliquant que seul le sien doit être dessus.
D’ailleurs, il retourne son verre et le met à la place de la bouteille, qu’il a auparavant écartée.
Imitant Stéphane, Freddy et Guy posent leur index sur le verre.
Maintenant, la séance peut commencer...
Suite numérique en vente très prochainement sur Amazon... (le lien sera indiqué ici dès sa sortie)
En attendant, n'hésitez pas à suivre Philippe sur Facebook, ou à lui laisser un petit mail : (il pourrait peut-être sortir de son cercueil... :))
philippe.kharlamoff@gmail.com